Les volets claquent et quelques-uns sursautent, tandis que d’autres se tordent de rire. Le vent siffle sa mélodie lugubre par d’invisibles trous et le souffle rauque tape contre la bâtisse. La tempête perverse fouette la nuit et bientôt gronde le tonnerre et l’éclat de sa colère au travers des nuages filants à toute vitesse.
Se croyant à l’abri, les amis se moquent et plaisantent.
“Pour celle-ci vous allez vous chier dessus, j’en suis sûr”
Les éclats de rires augmentent
Le grand type blond affalé, Gregory, a déjà taché le moelleux du fauteuil et une partie de son Jean d’une belle éclaboussure de bière. Il chasse l’affirmation de son ami comme s’il chassait une mouche de sa main.
“Arrêtes avec tes histoires!”
“Attends, laisse-le parler”
“Okay…”
Anton laisse les derniers rugissements de rires retomber comme un nuage de poussière et attend le silence. Quelques raclements de gorges, et le regard des six camarades converge vers le narrateur.
“L’histoire se passe sous l’ère Soviétique, juste après la deuxième guerre mondiale. La concurrence avec les Etats-Unis avait déjà commencé.
Les cerveaux Russes s’affairaient à la recherche militaire du “soldat ultime”.
C’est dans cette perspective qu’est née l’expérience suivante…”
“Allez, quoi, grouille-toi!”
Les jeunes gens s’égayent et gesticulent, certains profitent de cette interruption pour décapsuler d’autres bouteilles de bières.
“Vous êtes chiant!”
“Allez, c’est bon, vas-y, on t’écoute”
Anton se cale, inspire et reprend.
“Mon grand-père à l’époque était militaire dans une base ultra-secrète dans la grande région de Moscou. Dans un laboratoire de la base, des scientifiques ont proposé à cinq détenus politiques de participer à une expérience sur le sommeil contre une promesse de libération.
Les cinq hommes ont été enfermés dans une pièce scellée, garnie de micros et d’une baie vitrée d’où les scientifiques pouvaient les observer. Dans leur cellule expérimentale, les “cobayes” possédaient l’équivalent d’un mois de vivre et de tout le confort nécessaire à un tel confinement, toilette, douche, lit, etc…
Un gaz inhibiteur de sommeil était diffusé en continue, et l’expérience a commencé. Le but de la recherche était d’observer les effets du manque de sommeil sur le corps et l’esprit humain, toujours bien sûr, dans un cadre militaire. Un soldat affranchi du besoin de dormir aurait eu un réel avantage sur ses potentiels ennemis.
Les premiers jours, les hommes ne semblaient pas atteint par le manque de sommeil, ils discutaient librement, de tout.
Au bout de cinq jours, des troubles dans leur comportement ont commencé à apparaître.
Soudain, deux des cinq hommes se sont violemment mis à courir dans tous les sens en hurlant si fort et si longtemps qu’un des “hurleurs” s’est déchiré les cordes vocales.
Ensuite, les détenus ont opacifié la baie vitrée d’où les observaient les scientifiques, à l’aide d’excréments et de feuilles de journaux.
Les chercheurs, désormais dans l’impossibilité de voir à l’intérieur de la pièce, s’en remirent uniquement aux micros.
Au neuvième jour, des grognements inhumains, quasi-bestiaux, résonnèrent de derrière la vitre aveugle.
Puis, plus rien.
Il fut alors décidé d’interrompre l’expérience au quinzième jour.
On stoppa la diffusion du gaz pour l’évacuer lentement de la cellule, et lorsque la porte scellée fut ouverte, les scientifiques découvrirent toute l’horreur de l’expérimentation.
Quelques uns vomirent, d’autres reculèrent, n’osant entrer dans ce qui, désormais, ressemblait à l’antre d’un démon. Les détenus justement hurlaient et imploraient comme des diables infernaux, qu’on rouvre le gaz et que l’on referme la porte.
Les restes sanglants de deux hommes gisaient sur le sol carrelé, des bouts de chair roses et blancs dans des éclaboussures brunes. Au premier coup d’oeil, ils avaient été tués et dévorés par leur camarades.
Ceux-ci même, s’étaient gravement mutilés. Toute la chair et les muscles de l’abdomen des trois survivants avait été déchirés, et leur entrailles palpitantes étaient déposées au sol, sans autres dommages. Certains avaient le bout des doigts à vif sur des os phalangiens blancs et luisant comme des arêtes de gros poissons.
Ils juraient et criaient, et l’enfer n’aurait pas été autrement.
Lorsque l’on tenta de les sortir de cette chambre funéraire, ils se débattirent avec une force surhumaine. Les gardes militaires vinrent à la rescousse et dans l’intervention, un soldat fut tué et un autre gravement blessé.
Le visage des détenus avait changé, les traits étaient creusés de sillons gris et sombres, la bouche déformée d’un rictus étrange et les yeux hallucinés sur une réalité invisible.
Malgré de fortes doses anesthésiantes, leur corps refusait de lâcher prise, comme si leur vie en dépendait, et l’équipe médicale dûe les opérer de leurs larges blessures, maintenus fermement mais gesticulant et conscient, sur la table d’opération.
Un des détenus finit par s’endormir et mourra aussitôt. Le deuxième réussit à délier ses entraves pendant l’intervention chirurgicale et attaqua le personnel opérant et fut alors abattu par un garde.
Le troisième et dernier survivant de cette terrible expérience suppliait les scientifiques de ne pas le laisser s’endormir, mais déjà ses forces l’abandonnaient.
Devant la voix d’outre tombe qui semblait provenir de profondeurs inconnues, un des médecin lui demanda qui il était. La réponse de la bête mourante le glaça d’effroi.
“ Nous sommes vous, nous sommes en vous. Contrôlé par votre sommeil, nous ne pouvons exister librement qu’à travers vos cauchemars…”
Sa tête s’affaissa, et alors que le sommeil le tuait il murmura dans un dernier soupir : “ Si proche de la liberté…” Ce fut son épitaphe. “
Dehors, le souffle d’un Dieu maudit se déchaîne, et la petite ampoule qui éclaire la pièce de sa lumière blafarde a quelques absences.
Anton, satisfait de la chute de son histoire, regarde les visages figés de ses amis, encore prisonniers de sa trame narrative. Des réflexions mystiques se lisent sur leur visage.
“C’est une légende urbaine ! Je l’ai déjà entendue…”
Gregory affiche brutalement son scepticisme, cartésien à la carrure d’athlète.
Mais son regard et ses mouvements maladroits trahissent son malaise, repoussant inconsciemment l’idée trop effrayante d’une possible véracité, même infime, du récit.
“Peut-être. Mais les militaires n’ont jamais démenti l’histoire.”
Anton sourit malicieusement, il sait qu’il a perturbé l’esprit de ses camarades.
Cette nuit là, d’autres mots sombres ont raconté d’autres histoires et beaucoup d’autres bouteilles de bière furent décapsulées, et lorsque le jour terne darda mollement ses rayons brumeux et que chacun ressenti la fatigue, un frisson glacial parcourut leur échine, et le sommeil emporta leur esprit tourmenté d’une terrible question : Légende urbaine ?