Les rêves de Thomas…

Encore un après-midi d’été plein de soleil où les rayons se reflètent dans les immenses baies vitrées des buildings, immensément hauts, comme des milliers de miroirs qui éblouissent, et le cœur léger, Thomas siffle des airs qui n’existent pas et arpente en touriste averti les artères infinies de la ville au surnom fruitier imbécile de “Grosse Pomme”.

Il “monte” et “remonte” les longues avenues, portant fièrement sur sa casquette l’effigie de la fameuse Statue à la corpulence de bûcheronne. Les milliers d’odeurs lui sont un paradis inconnu et fascinant, qui appelle à la rêverie.

Dans son esprit en ébullition, ici, il se sent bien, à sa place, en phase avec la vie grouillante de la ville. Il veut la humer, la mordre à pleine dent, cette Pomme qui s’offre à lui.

C’est donc décidé, il vivra ici, dans un appartement du trente-troisième étage avec vue sur Central Park, ou bien une maison à la pelouse impeccablement tondue, dans la banlieue proche. Les coups de cœurs ne se discutent pas, ils se vivent, mais pour Thomas, ils se rêvent surtout.

Ainsi s’imagine-t-il, tous les matins, sirotant un thermos de café dilué, prendre le train qui le porte dans le flot de la vie trépidante mais fatigante de cette cité insomniaque, et le soir où les bouches d’égouts fument de grandes draperies de vapeur blanche, il fait le chemin inverse, anonyme parmi la multitude, pour se rendre chez lui où l’attend une magnifique femme brune, qui est plus belle encore lorsqu’elle tente de prononcer quelques mots en français, “mon chéri”, “je t’aime”, “la vie en rose”. Il la prend dans ses bras et lui donne un baiser sur le front, avant d’aller se servir un double Scotch de grande qualité, hors de prix, dans un verre épais où tintent des glaçons, et la femme brune, avocate célèbre, certainement, n’aura d’yeux que pour lui et son incroyable succès professionnel et son charme viril, So french ! 

En attendant cette consécration de sa vie future, il s’arrête dans une pâtisserie branchée, commande un Mocha glacé et une part de Carrot Cake, puis s’assieds à une petite table ronde. La serveuse est jeune et son corps ressemble à la Statue cousue sur sa casquette. Il l’imagine venant d’une petite ville du Midwest. Son visage constellé de taches de rousseur a du charme et il lui semble bien qu’elle lui a souri en dehors de toute considération commerciale. Son imagination se met alors à la page pâtissière. Dans cette ville, les possibilités sont infinies. 

Au goût épicé du gâteau, il se souvient des mêmes rêveries lorsqu’il avait visité Stockholm, sauf qu’en Suède, la femme était blonde, légèrement plus grande que lui, ce qui l’ennuyait un peu, même en fiction. 

Ils vivaient tous les deux de quelques moutons et de maquereaux pêchés aux filets, en défiant tempêtes et mauvais grains, et de cueillette de fruits et de baies, sur une terre grasse, le long de la Baltique. 

L’été, torse nu, Thomas abattait sa hache sur des rondins de bois avant d’aller abreuver ses bêtes et caresser les toisons blanches et épaisses. Dans un petit atelier ressemblant à une cabane de bois, sa femme filait et teintait une laine reconnue dans tout le pays et même au-delà. 

Et l’hiver venant, ils s’enfermaient dans leur maison cocon. Le feu crépitant, ils buvaient un réconfortant chocolat chaud à la cannelle, blottis sous une épaisse couverture de laine et les murs ondulaient les ombres des flammèches d’une dizaine de bougies.

Ainsi était sa vie Scandinave. Malheureusement, le Suédois est difficile à apprendre, et il dû dire adieu à Ingrid, sa femme fileuse de laine, et à son troupeau de mouton.

Dix ans plus tôt déjà, il s’était imaginé en aventurier conquérant, dans les Caraïbes, pendant ses vacances. 

Il en avait ramené un livre sur la piraterie du dix-septième siècle qui entretint sa motivation d’aventure et de changements pendant quelques mois, puis la routine du quotidien avait rongé sa détermination et ses rêves comme la mer érode la falaise et recouvre le bois des galions engloutis. Il avait alors rangé son livre dans sa bibliothèque qui s’étoffait de ses rêves chaque année, et rien ne changeait.

Le brouhaha des chaises et les conversations des clients de la pâtisserie le sortirent de ses songes. Il regarda les poutres en bois qui donnait au lieu la fausse apparence conviviale de la patine du temps qui passe.

Tellement de choses restaient à découvrir dans cette grande ville et déjà, dans un coin de sa tête, s’écrivait au crayon un voyage vers Bruges, à l’automne où il se voyait revêtir le ciré jaune des marins-pêcheurs de la mer du Nord, sillonnant à vélo les petites routes bordées de charmes bucoliques sur des plaines à n’en plus finir, jusqu’à rencontrer une nouvelles compagnes, une nouvelle vie, loin de la grisaille du quotidien, qui pourtant le ramenait irrémédiablement comme un aimant vers sa petite ville de province, vers ses petits bois aux sentiers odorants, vers ses bosquets de ronces et de mûriers où le mois d’août fumait des poêlons de confiture noire, et ses murets de pierres sèches centenaires et même plus…Mais l’éclat de toute cette richesse devenait aveuglant avec le temps, et Thomas ne le voyait plus, et il l’a cherchait désormais ailleurs. 

La journée se termina comme elle avait commencée, à pieds. Et la nuit apporta d’autres rêves, encore, que sa bibliothèque ne suffisait plus à contenir…