Le soleil dérangea l’homme. Il grogne, et se déplace à l’ombre des paillottes de coco. Il s’affale dans son hamac de coton, se balance nonchalamment, et très vite s’assoupit.
Tout à l’heure, il ira piquer une tête dans la piscine privée, réservée aux membres VIP du Lodge-Hôtel « Parago Bermuda ».
Pour le moment, il laisse l’ombre des flamboyants rouges le bercer dans sa torpeur.
Il est l’heure du déjeuner. Il commande, comme tous les mardis, un homard grillé au bois de coco, arrosé tout simplement d’un filet de citron vert poivré. Le mardi, c’est le jour où les pêcheurs viennent vendre leurs prises de la journée, et il y a toujours du homard pour l’homme au hamac. Il accompagne son plat d’une demi-bouteille d’un magnifique et hors de prix Pouilly-fumé. Après le repas, il s’installe fumer un cigare Cubain, au Lodge Club, juste en face de la luxuriance des Bougainvilliers et des Hibiscus entourant la piscine. Assis confortablement sous le patio, il profite de la brise fraîche provenant directement de la mer, apportant un doux parfum iodé. Il sirote un verre de vieux rhum, « Reserve Grande », discute avec les habitués, plaisante avec le personnel.
L’après-midi est calme. Un coup d’œil sur ses mails, le temps de troquer sa chemise blanche et son pantalon de lin, et il retrouve son transat aux formes épurées, baigné de soleil tropical.
Plutôt grand, la trentaine, athlétique. Ses yeux noisette très clairs. Une barbe en collier de quelques jours lui encadre le visage. Sa peau dorée suinte de gouttelettes.
Le jour décline ses lueurs ensoleillées, au rythme lent de la farniente.
Entre deux rafraichissements, une connaissance du Club lui présente cette belle femme, dynamique, cheveux bruns, yeux perçants.
Il l’a d’abord dragué ouvertement et puis très maladroitement, avant d’apprendre qu’elle est Pasteure. Le rouge des joues a trahi son embarras, bégaiements confus d’excuses, mais elle l’a rassuré avec un ton très maternel.
Elle est ici en quête de dons pour sa paroisse. « Demander là où il y a », telle est sa devise. Dans le centre de l’île, loin des regards, les pauvres crèvent. Et les hommes riches sont prêt à débourser, pour acheter les clés du Paradis, juste au cas où…
Le jeune homme tente de plaisanter.
« Bienvenue dans ma maison de retraite »
« Vous paraissez jeune pour un retraité, dans quel domaine travailliez-vous ? ? »
« Les tomahawks »
Ainsi s’engage l’étrange conversation.
« Je fabrique des tomahawks »
« Pour quoi faire ? »
« La guerre »
« C’est étonnant de faire la guerre avec une arme du temps de la Frontier* et des trappeurs ? »
« C’est une arme et un bon outil qui a fait ses preuves »
« Absurde »
« Très polyvalent et robuste. Les fermiers l’ont souvent utilisé. »
« Et vous vivez de la fabrication des Tomahawks ? »
« Je les ai modernisés. J’ai redessiné le design et les matériaux, et j’ai revendu l’entreprise. Je profite de mes bénéfices. Au départ, je fabriquais pour le loisir et les reconstitutions historiques, les ventes étaient faibles. Et puis l’armée l’a trouvé parfaitement adapté pour le combat rapproché. »
« Vous êtes un marchand d’armes »
« Le tomahawk a toujours fait partie de la panoplie du soldat américain, depuis la guerre d’Indépendance. Et je ne suis pas le premier à le moderniser. Lorsque les européens sont arrivés en Amérique, les tomahawks étaient en bois et en pierre taillée. Très vite, on a remplacé la pierre par une lame en acier, plus solide, et les marchands s’en sont servis comme monnaie d’échange dans le commerce de la fourrure. »
Madame la Pasteure a le regard sévère, de celle qui gourmande son fils. Et le jeune retraité de continuer…
« J’ai reçu de nombreux témoignages de soldats, leur tomahawk les a sauvés. Un jour, un militaire des Forces Spéciales m’a envoyé un message de remerciement. Son grand-père a fait la deuxième guerre mondiale dans le Pacifique, il est parti combattre avec son tomahawk. Son père a fait la guerre du Vietnam, lui aussi avec son tomahawk, et maintenant ce jeune soldat était fier et rassuré de partir en Afghanistan, en respectant la tradition familiale avec une de mes créations. »
« Et cela ne vous fait rien de savoir que l’on tue avec vos créations ? »
« On meurt bien en voiture… »
La Pasteure sourit en faisant une moue de désapprobation. S’il le lui avait proposé, à ce moment précis, elle n’aurait pas voulu de son don.
« C’est votre légende, jeune homme. Moi, je préfère celle-ci : Il y a longtemps, un chef Amérindien partit chasser. En sortant, il récupéra son tomahawk qu’il avait planté dans un érable la veille au soir. De l’entaille ainsi faite dans l’écorce, s’échappa un liquide clair comme de l’eau, qui goutta jusque dans la marmite, posée là en-dessous. La femme du chef prépara le repas en utilisant ce qu’elle prit pour de l’eau, et fit cuire le gibier dans la sève. La viande fut délicieusement sucrée. Et c’est ainsi que l’on découvrit le sirop d’érable. »
L’homme la salua et la regarda sortir de l’hôtel. Après un moment perdu dans ces réflexions, il haussa les épaules, et reprit son imperturbable routine.
*Frontier Américaine : désigne les marges sauvages de la colonisation américaine, loin de la « civilisation », où le colon doit savoir faire face aux dangers.